“Gongbang” : quand les étudiants se filment…

…Ce n’est pas pour faire ce que vous croyez. À une lettre près, il s’agissait effectivement d’une pratique sexuelle orgiaque bien connue des amateurs de porno (n’est-ce pas ?) ; le gongbang n’a pas grand-chose à voir, pourtant, si ce n’est l’aspect collectif. Il s’agit de la contraction d’une expression coréenne, « gongbu bangsong » – « émission d’étude », littéralement. Depuis le début de la pandémie, ces vidéos d’étudiants en train de travailler font fureur. La chaîne YouTube « The Man sitting next to me » compte ainsi plus de 50 000 abonnés. L’objectif : pallier la solitude des étudiants qui, déjà privés de présence à l’université, se retrouvent sans espace collectif pour travailler. Si le phénomène prête à sourire, il témoigne en fait d’une dimension essentielle de toute pédagogie, pour le philosophe du XVIII^e siècle Jean-Pierre de Crousaz : les étudiants ont besoin de l’émulation du groupe.

• Les étudiants souffrent particulièrement des restrictions liées à la crise sanitaire. Alors que les universités restent fermées un peu partout à travers le monde, ils doivent se contenter de cours en distanciel. Mais, surtout, avec la fermeture des bibliothèques (et des cafés, pour certains), ils se retrouvent contraints de travailler seuls – cloîtrés dans des appartements souvent étriqués. Et alors ? pourrait-on rétorquer. Étudier, n’est-ce pas par définition une tâche solitaire ? Lorsque je me retrouve devant un cours, un exercice, un livre, personne ne peut faire le travail à ma place !
• Certes, mais cela ne doit pas nous amener à négliger le cadre dans lequel on étudie. Or, en la matière, la présence des autres se révèle essentielle : c’est ce dont témoigne la popularité des vidéos de gongbang. Sans même évoquer l’importance de pouvoir, à l’occasion, demander de l’aide à un autre, l’étude a besoin d’un espace commun où les solitudes juxtaposées se soutiennent et s’émulent les unes les autres. Cet espace fait aujourd’hui cruellement défaut, ce qui ajoute à la détresse des étudiants.
• La situation que nous vivons aurait particulièrement alerté Jean-Pierre de Crousaz, philosophe suisse oublié du XVII^e siècle. Comme il l’écrit dans son Traité de l’éducation des enfans (1722), « il est certain que les Enfans profitent beaucoup plus, quand ils font leurs études avec d’autres ; car sans que l’envie, que l’on colore ordinairement du beau nom d’émulation, s’en mêle, tout ce qu’un Enfant fait en compagnie, il le fait avec plus de plaisir et plus d’empressement ; la Solitude et l’apparence même de la Solitude, l’attriste ; la vue des gens de son âge le récrée et l’anime tout autrement que la présence des hommes faits ; ce qu’il voit faire aisément et hardiment à un autre Enfant, il le conçoit visé, il l’essaie et l’exécute : il est donc essentiel de donner aux Enfans des camarades. »
• Sans doute est-il question, chez Crousaz, de jeunes enfants plus que d’étudiants. Mais le conseil peut sans problème être transposé. D’autant plus que la délimitation de l’enfance a considérablement évolué en 300 ans ! La période de transition vers l’âge adulte est aujourd’hui beaucoup plus longue ; la formation intellectuelle aussi. Il est urgent de prendre au sérieux la solitude des étudiants, plutôt que de les abandonner aux palliatifs virtuels par lesquels ils tentent, tant bien que mal, de se débrouiller.