“Frantz Fanon”, de Frédéric Ciriez et Romain Lamy
Août 1961, un hôtel à Rome. Frantz Fanon rencontre Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir par l’intermédiaire de Claude Lanzmann. L’écrivain et psychiatre souhaite faire préfacer son dernier écrit, Les Damnés de la terre, par le philosophe existentialiste. Ce week-end durant lequel échangent ces intellectuels constitue le point de départ du travail du scénariste Frédéric Ciriez et du dessinateur Romain Lamy, qui viennent de publier une biographie de Frantz Fanon en bande dessinée (La Découverte, 232 p., 28 €). Au bar de l’hôtel se donnent alors à voir les grandes obsessions du contexte colonial, entre débats sur l’identité noire, la violence, l’oppression, sur fond de révolution psychiatrique.

Frantz Fanon, de Frédéric Ciriez et Romain Lary (La Découverte, 2020). © La Découverte, 2020.
L’ouvrage, scénarisé par par le romancier Frédéric Ciriez, est dense – une densité contrastée par la douceur naïve du trait et des couleurs chaudes de Romain Lamy. En superposition à la présentation de la vie de Fanon, de nombreux débats, qui ont fleuri dans le contexte colonial, sont évoqués, parfois sous la simple forme d’une réplique de dialogue. C’est toutefois précisément par les nombreux fils que les auteurs tissent entre des éléments biographiques et le foisonnement intellectuel de l’époque que l’ouvrage se distingue. Certaines tensions éthiques en particulier en constituent le fil rouge, en écho à des problématiques toujours contemporaines.
Décolonisation et psychiatrie : le soin politique
« De la psychiatrie à la lutte pour l’indépendance, Fanon envisage la révolution comme un soin. » Ces mots sont de Simone de Beauvoir – du moins ceux que les auteurs lui prêtent au détour d’une bulle. À travers la personnalité de Fanon se dévoile ainsi le lien entre colonisation et santé mentale, avec, comme noyau dur, l’inscription corporelle de la domination. Au delà de la politisation du « corps colonisé » se joue un second basculement dans la conception du soin qui s’attache à prendre comme point de départ le patient dans le processus de guérison. La pratique de l’ethnopsychiatrie, qui consiste à soigner un patient en partant de son ancrage culturel propre, et à laquelle contribue Fanon, en est un aspect. C’est une nouvelle relation soignant-patient, et l’investissement du patient dans sa propre guérison, qui est à l’œuvre.
L’identité noire en question
Qu’est ce qu’être noir ? Le Noir l’est-il par le regard de l’autre ? Ou bien existe-t-il une identité noire intrinsèque, essentielle ? En faisant se répondre Fanon, Aimé Césaire et Leopold Sédar Senghor, les auteurs soulignent les dissensions qui traversent le mouvement de la négritude. Fanon s’oppose ainsi à l’« authenticité noire » prônée par Senghor, qui serait portée par des émotions ou des rythmes primordiaux. Pour lui, l’identité noire est avant tout politique, existentielle. Elle s’est sculptée dans la domination et la douleur. L’identité noire est-elle pour autant une simple transition historique, comme le défend Sartre ? Se pose alors la question de la forme même que devrait prendre la lutte politique pour l’émancipation, entre tentations assimilatrices et aspirations indépendantistes.

Extrait de Frantz Fanon, de Frédéric Ciriez et Romain Lary (La Découverte, 2020). © La Découverte, 2020.
De la légitimité du discours de l’intellectuel
La forme même du dialogue entre Fanon et Sartre– c’est l’originalité de l’ouvrage – permet de mettre en lumière un faisceau de problématiques annexes qui gravitent autour de celle, plus substantielle, de l’identité noire, et qui ont trait à la position de l’intellectuel. En s’adressant à Sartre pour préfacer son livre, Fanon lui fait valoir que « les opprimés réaliseront que vous écrivez pour eux, et pas seulement pour les blancs, certes capables de vous lire ». Autre exemple : lorsque Sartre observe que les thèses de Fanon selon lesquelles le regard du Blanc font le Noir se rapprochent des siennes au sujet de la question juive, Fanon réplique : « Oui, à ceci près que je suis noir, et que vous n’êtes pas juif. » Un échange qui met le doigt sur une problématique sous-jacente, à l’actualité brûlante : ne peut-on parler que de ce qui nous concerne personnellement ? Ou plutôt, comment parler de ce qui ne nous concerne pas ?

Extrait de Frantz Fanon, de Frédéric Ciriez et Romain Lamy (La Découverte, 2020). © La Découverte, 2020.
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