Envoyait-on déjà des cartes postales dans l’Égypte ancienne ?

« Une carte postale vieille de deux mille ans » : c’est ainsi que la British Library qualifiait récemment un fragment de papyrus découvert dans ses réserves. Rédigé entre le II^e et le I^er millénaire avant J.-C., le document est adressé à un certain Héliodore par son ami Néarque. Ce dernier y raconte… son voyage en Égypte. Croisière sur le Nil, visite du grand marché de Syène (Assouan), découverte de l’oasis de Siwa, entretien avec des oracles : la lettre de Néarque est tout à fait semblable à celle d’un touriste d’aujourd’hui. Peut-on vraiment considérer le document comme une carte postale ? Réponse avec Derrida.

• Le morceau de papyrus découvert récemment en Égypte est-il à proprement parler une carte postale ? Certes, il décrit un voyage touristique, ce qui est la fonction a priori intrinsèque de la carte. On y retrouve d’ailleurs déjà, en grec ancien, les formules un peu stéréotypées que nous nous plaisons à utiliser dans ce type de correspondance – même si Néarque ne parle apparemment ni du temps magnifique qu’il fait dans le désert, ni de la propreté des draps de l’hôtel… Mais ne s’agit-il pas tout bêtement d’une lettre ? Quelle différence entre les deux, s’il en existe une ?
• Derrida s’est intéressé à la question dans un ouvrage, La Carte postale (1980). « Ce que je préfère dans la carte postale, c’est qu’on ne sait pas ce qui est devant ou ce qui est derrière, ici ou là, près ou loin, […] recto ou verso. Ni ce qui importe le plus, l’image ou le texte, et dans le texte, le message ou la légende, ou l’adresse. » La carte postale est biface, et sans « pli ». Et l’une de ses faces est une image photographique, reproductible à l’infini : « Ça date de quand, la carte postale “proprement dite”, tu sais ? Dix-neuvième forcément, avec la photographie et le timbre. » Le papyrus de Néarque, de ce point de vue, peut difficilement être qualifié de carte postale.
• « À moins que… », hésite Derrida. Document physique transmis par la poste, la carte « est faite pour circuler comme une lettre ouverte ». Entre la carte et la lettre existe donc un flottement, une ambiguïté. Cartes comme lettres, abandonnées « à un tiers anonyme, à une machinerie neutre qui serait censée conduire le message à destination », abandonnent une correspondance intime à des mains et des yeux inconnus. Plus encore la carte, qui ne se plie pas et se passe souvent d’enveloppe. « Tu as beau prendre toutes les précautions de la terre, recommander tes envois, avec accusé de réception, crypter, cacheter, multiplier les caches et les enveloppes, même à la limite ne pas envoyer ta lettre, la garder pour toi, la manger, eh bien d’avance elle est interceptée. Elle tombe entre les mains de n’importe qui, une pauvre carte postale. » Adresses privées, absolument singulières, cartes et lettre menacent de s’abîmer dans l’impersonnalité du dispositif qui les transporte.
• Ce que vise l’envoi, au fond, est en deçà du langage. Peu importe ce qui s’y raconte, ce qui s’y dit – on retrouve ici « Mamie est bien contente » ou « Nous pensons très fort à vous en prenant l’apéro ». En son essence, l’envoi se réduit en quelque sorte à la simple signature, à la pure inscription de soi. De la lettre bavarde, qui se perd à l’infini en des récits sinueux, la carte postale est alors comme une réduction presque pure à la signature. Elle « limite et justifie, du dehors, par les bords, l’indigence du propos, l’insignifiance ou l’aléa de l’anecdoque (sic.) […] À la différence de la lettre, une carte postale est une lettre en tant qu’il n’en reste rien qui soit, ou qui vaille ».
• Demeurent bien des indications, dans la carte. Mais ces indications sont autant de fausses pistes. « Par endroits, je laisserai toute sorte de repères, des noms de personnes et des noms de lieux, des dates authentifiables, des événements identifiables, ils se précipiteront les yeux fermés, croyant enfin y être et nous y trouver quand d’un coup d’aiguillage je les enverrai ailleurs voir si nous y sommes. »
• La carte postale, qui semble le moyen par excellence de raconter à l’autre où je me trouve, signale en réalité une indifférence aux lieux particuliers : si elle atteste, évidemment, d’un écart entre moi et l’autre – que l’adresse s’efforce d’enjamber –, cette rupture de la présence est un pur écart inhérent à la relation singulière que j’entretiens avec autrui. Bref, pour être fidèle à Derrida, continuons à écrire des banalités sur des photos pittoresques ou ridicules. Et surtout, envoyons toujours des cartes postales !