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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Anne-Lise Boutin

L'écrivain et le philosophe

Antigone au tombeau

Philippe Forest publié le 27 septembre 2012 9 min

Une nouvelle inédite de Philippe Forest

Pour évoquer le thème du deuil et de la dette des vivants envers les morts, Philippe Forest donne la parole à Antigone. Dans la tragédie de Sophocle, Créon, roi de Thèbes, l’enferme vivante dans un tombeau, pour avoir désobéi à ses ordres qui lui interdisaient d’enterrer son frère Polynice. Dans ce tombeau, une corde est suspendue, lancinante invitation au suicide. Antigone sera-t-elle happée par la nuit ou s’ouvrira-t-elle à l’espoir ? En contrepoint de la nouvelle, l’écrivain et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis éclaire les difficultés du « travail du deuil ».

 

« Je ne sais plus trop que penser des morts. Je pensais les aimer [...] Parfois, je les hais. Ou bien ils me dégoûtent »

Les soldats sont partis maintenant. Pourquoi seraient-ils restés puisque moi, qui ai voulu mon sort, je suis de moi-même le gardien le meilleur, le geôlier le plus sûr ? Ils m’ont accompagnée dans le caveau ouvert, vaste comme une grotte, profond et multiple comme un labyrinthe, une maison sous la terre avec ses chambres tout encombrées de cercueils, et puis ils ont roulé la pierre devant la porte. La seule chose qu’ils m’aient laissée est cette corde qu’ils ont accrochée eux-mêmes à une poutre et dont le nœud se balance avec les courants d’air soufflant depuis la surface. Je la regarde bouger dans l’obscurité. Je fixe son mouvement hypnotique de pendule. Mais l’idée ne me vient jamais de passer mon cou dans ce trou. Mourir ferait une fin. Il y aurait un cadavre de plus parmi tous les autres. L’affaire serait entendue. Comme au théâtre, le rideau pourrait tomber et il se trouverait bien quelqu’un pour dire alors ce que mon histoire signifie. Mais la vie n’est pas une tragédie. Il n’y a jamais de dernier mot. Ou bien plus personne n’est là pour l’entendre. J’ai cessé depuis longtemps d’avoir faim. Je bois l’eau de pluie qui dégouline, celle qui suinte sur les pierres. Je reste immobile dans la nuit. D’abord, j’ai eu l’impression d’avoir été jetée dans un univers entièrement vide, sans forme ni bruit, où le noir avait tout absorbé, un puits d’une profondeur et d’un diamètre infinis. Et puis les choses du monde me sont doucement revenues une à une. Une nuance se dessinait dans l’encre où je flottais. Elle faisait apparaître un pan de mur, l’angle d’une tombe, le cratère d’une fosse effondrée, le rebord d’une marche et enfin toute la silhouette d’un escalier conduisant vers le couvercle mal scellé de la porte par où se devinait un peu de soleil. Une grande rumeur incessante venait du ventre de la terre, un martellement sourd qui peut-être était simplement celui de mon sang battant à mes oreilles mais où se détachaient parfois des éclats de voix, des cris d’animaux, le tam-tam de l’orage sur la terre et, après lui, des chants d’oiseaux. Du fond de mon trou, je crois maintenant suivre le mouvement que font le jour et la nuit à la surface où les autres vivent. Je sais bien que tout cela n’est sans doute qu’une illusion avec laquelle mon esprit remplit le vide autour de lui. Je suis si faible que je somnole le plus souvent. Toutes les images de ma vie ancienne m’ont quittée. Je n’ai presque plus de souvenirs. Ils appartiennent à une autre qui fut moi et dont je ne sais plus rien. Je rêve que je m’endors et puis que je m’éveille. Je rêve que je rêve. Ensuite, je reste les yeux ouverts et je sens mon corps se répandre dans le néant qui l’entoure. Je me laisse aller au travail très doux de cette volupté. Peut-être suis-je morte. Peut-être est-ce cela au fond la mort. Rien de plus que cet interminable désœuvrement où tout tourne lentement sur soi-même, comme une toupie inutile abandonnée à son propre vertige. Je ne sais plus trop que penser des morts. Je croyais les aimer et que ma volonté était de me trouver unie à eux pour toujours. Parfois, je les hais. Ou bien ils me dégoûtent. Je vois leurs formes se lever de la terre où je suis allongée. Cette hallucination remplit tout mon temps. Ils sont si nombreux à promener autour de moi leurs charpies de chair. Ils viennent me faire la conversation. Ils me fatiguent du récit de leur vie, de leurs plaintes. Ils me disent qu’aucune misère n’est comparable à la leur. J’ai l’impression qu’ils m’en veulent d’être toujours vivante, que je suis devenue leur proie, qu’ils me persécutent davantage encore que ne l’ont fait les gens de la cité là-haut. Autrefois, tout était plus simple. Ma vie tenait tout entière en une seule idée. Et de cette idée, je n’ai pas voulu me dédire. Avec arrogance, j’en ai fait un principe. J’étais convaincue qu’un devoir m’obligeait auprès des morts, qu’une dette existait dont je devais répondre par mon seul sacrifice. J’étais folle sans doute. J’avais mes raisons. Je dis les morts. Mais, pour moi, il n’y en a jamais eu qu’un seul. Je revois le corps démembré, abandonné sur la place publique, livré aux oiseaux et aux chiens, le corps aimé devenu chose parmi les choses, objet d’horreur et de dégoût. Je me suis retranchée des vivants afin de ne pas me trouver séparée de celui que j’aimais, afin de partager l’abjection de son sort. J’aurais eu honte de connaître plus longtemps le jour dont il était privé. Par amour de lui, je suis descendue vivante au tombeau. Son fantôme m’apparaît avec tous les autres parmi mes rêves. Mais j’ai peur de me tromper, qu’il s’agisse juste d’une image que j’aurais créée et à laquelle je prêterais des paroles que je désire entendre. Car lui, je le sais, n’aurait pas été comme les autres. Il m’aurait voulu heureuse, rendue au jour, libre de tout et même du souvenir de notre amour, prête à tout recommencer et, puisqu’il le fallait, sans lui. Je pense alors : j’ai eu tort, les autres avaient raison, j’ai tout perdu, j’ai donné le monde en échange de rien et je me suis condamnée moi-même à la seule compagnie des spectres. Il y a toutes sortes de guerres qui se livrent en secret dans l’univers : entre les riches et les pauvres, les hommes et les femmes, les enfants et les adultes. Mais la plus violente de toutes est celle qui oppose les vivants et les morts. Parfois, je voudrais que cette guerre finisse et que tout le peuple des cimetières se trouve enfin délivré de la cruelle tyrannie des morts, que la dette s’efface sur l’ardoise du temps et que chacun enfin revienne à la vie. Parfois, je pense plus loin encore et que la seule chose qu’exigent de nous ceux qui ont disparu est de ne pas consentir à leur sort, de ne pas donner raison à la mort, de différer le plus longtemps possible le moment de son triomphe et qu’il ne faut pas ajouter inutilement les cadavres aux cadavres, ne pas sanctifier la souffrance qui humilie le corps, qu’il n’y a que la vie et qu’elle vaut mieux que n’importe lequel des principes qu’on lui préfère. Oui, je me suis trompée. Je pensais qu’il me fallait renoncer à tout. Mais j’aurais dû renoncer à renoncer aussi. Sortirai-je du tombeau ? En ai-je le droit ou le désir ? Je rêve que mon corps s’élève, qu’il quitte sa demeure d’ombre et de froid. Il est devenu si léger et si mince qu’il se glisse dans l’interstice laissé par la pierre roulée devant la porte. Ma légende, je la détruis. Je suis tellement fatiguée d’elle et de moi. Je veux bien décevoir tous ceux qui ont fait de moi une héroïne absurde pour illustrer la folie de leurs philosophies. S’il n’est pas trop tard, je reviens à la vie, je pars en vacances pour toujours parmi les merveilles et les douceurs du monde. Quelque chose me retient ? Oui, comme une fidélité à la nuit. Mais c’est cette fidélité aussi qui exige de me laisser en vie, seule, oublieuse de tout, appelée par la tentatrice lumière qui couvre là-haut toutes les apparences de sa seule et suffisante splendeur et qui simplement me dit : « Viens. » .

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